C’est peut-être une mauvaise habitude, mais je ne vois pas comment vous parler de cet album sans vous parler de moi. C’est impossible pour moi d’être objectif et de faire abstraction de mes souvenirs pour évoquer Dylan en général. Mais là, je crois bien que c’est pire. Puisque c’est le premier, le disque fondateur, celui qui a non seulement changé mon horizon musical, mais aussi personnel.
Pas la peine de faire de grands discours, de disséquer les textes, d’analyser l’histoire et le son du disque, non, c’est déjà fait, ça sert à rien. Je pourrais me lancer dans une longue chronique, ne rien oublier. Mais je manque de mots, je manque de recul aussi. Alors je vais me contenter en quelques lignes, si vous le voulez bien, d’effleurer la solide relation qui me lie à ce monument, je vais vous expliquer sans détachement pourquoi « Highway 61 Revisited » est mon album favori. Pas mon album favori de Dylan. Mon album favori, point.
C’est une histoire de hasard. Une rencontre. Comme il y en a eu beaucoup cet été là. En 2006, à l’aube de mes seize piges. Kerouac d’abord. Rimbaud ensuite. Et puis ce soir là, Dylan. La suite logique. Pas cliché, mais presque. C’est donc par hasard que ce soir là, enfin cette nuit-là, je suis déjà bien fatigué, je pose mon cul devant la télé, et qu’un gringalet chevelu vient me foutre une claque à la gueule alors que je commençais à roupiller. « How does it feeeeel ? » Et Dylan fait irruption dans ma vie. Il crève l’écran et me fait signe. Je prends pas la peine de plonger le nez dans mon programme télé, je suis hypnotisé. Les images défilent à toutes allures, des noms et de vieilles chansons dans tous les sens, l’histoire d’un pays et de son folkore est revisité et j’enregistre tout ça en me disant, ouais, voilà, c’est ce qu’il me manquait, c’est ce que je veux écouter, c’est de là que ça vient, ouais, c’est parfait, je peux pas passer à côté, c’est beau. Et surtout, il y a ce type, Bob Dylan, dont j’avais déjà croisé le nom, mais pas les chansons. Alors il chante, enfin il marmonne, il beugle, il tire la gueule, il est plein de malice et d’esprit, il sait viser juste, taper là où ça fait mal, le sens de la formule, c’est un poète, un gars qui a du style, un putain de charisme, je veux être lui. Tout ça s’entrechoque dans mon esprit d’adolescent en quête de modèles, d’influences. C’est magique. Je suis sous le charme. Je ne comprends pas tout, mais je ne perds pas une miette de « No Direction Home », sans savoir de quoi il s’agit. Je me persuade que ce Dylan est mort, que ce documentaire raconte ses dernières heures, sa dernière tournée. Mais alors c’est qui celui-là, le vieux, qui lui ressemble drôlement ? C’est étrange mais fascinant. C’est Dylan. Il n’est pas mort et je ne vais pas tarder à m’en rendre compte. Je ne vais pas tarder à en savoir plus. Mais pour l’instant, je m’enfile les trois heures du film, je lutte pour suivre les aventures de Dylan, de la jeunesse à Duluth jusqu’à la tournée infernale de 1966. Et ça me parle, ça me bouleverse de le voir tout seul, dans un rayon de lumière, appeler l’homme au tambourin et souffler dans son harmonica. De le voir combattre des moulins avec sa guitare et des torrents de mots qu’il vomit sur son public. « How does it feeel ? ». Bouleversant ouais…
Mais pas autant que la semaine suivante, quand lorsqu’un séjour en Bretagne (oui, celui qui a été le tournant de ma jeune vie, vous vous souvenez ?), je cours à la Fnac de Lorient pour m’acheter le premier album de Dylan qui me tombe sous la main. Parce que les images du documentaire m’obsède, me hantent la nuit et que j’ai gardé ces drôles de chansons en tête. Et celui qui me tombe sous la main, dans un bac à soldes, c’est « Highway 61 Revisited ». Ca aurait pu être un autre, ça aurait pareil (m’enfin avec « Down in the Groove », pas certain). Je le retrouve Dylan, avec son air arrogant sur la pochette, l’air de dire « tiens te revoilà toi, et bah écoute ça mon petit… ».
Alors j’écoute. J’enfile la galette dans mon baladeur et j’écoute. Mais une fois passé la folie qui m’empare avec « Like a Rolling Stone », je suis un peu déçu. Le reste est encore trop dense, trop bavard pour mes jeunes oreilles, je n’accroche pas, ce n’est pas immédiat. Je m’ennuie un peu et je me dis que je ne mérite pas cette musique, que je ne suis pas capable d’apprécier. Le disque se repose quelques jours dans le lecteur, et Dylan continue de me défier, de loin.
Faudra attendre le 10 août, jour de mon anniversaire. Je vous avait raconté comment ce jour là, j’avais décidé sur un coup de tête de passer ma journée sur la route, pour la première fois, pour voir comment c’est d’être comme une pierre qui roule. Une journée, c’est peu, mais à l’époque, c’était déjà beaucoup et ça m’a fait un bien fou de me retrouver seul, sans direction, à jouer le vagabond du bac à sable. Je vous ai raconté comment Phoenix a accompagné mon périple. Et bien « Highway 61 » aussi. « Highway 61 » surtout. C’est d’une ampleur bien plus énorme que cette découverte. Plus énorme que les Strokes ou que les Beatles pour un gamin comme moi. C’est décisif et ça se passe ce jour-là entre Plouharnel et Carnac.
L’album, je l’avais surtout embarqué pour pouvoir écouter « Like a Rolling Stone » jusqu’à plus soif, jusqu’à le connaitre par cœur et sentir me pousser des ailes en gambadant au son du titre qui allait devenir et est toujours, la chanson la plus puissante, la plus évocatrice que je connaisse, celle que j’ai le plus écouté. Partout, n’importe comment, n’importe quand, il suffit que j’entende la détonation du début pour que mon cœur se serre et que je me retrouve propulsé dans ce torrent infatigable qui m’est si cher, si familier. Je marche ce jour-là et je l’écoute, je l’écoute, jusqu’à plus soif, jusqu’à oublier de la remettre au début et de donner, malgré moi, une deuxième chance au reste de l’album, jusque là obscur et inaccessible.
Et par miracle, voilà que ces chansons se battent pour me convaincre, me rentrer dans la peau, m’appartenir. Voilà qu’au bout de plusieurs écoutes, je marmonne le blues grande vitesse de Tombstone, j’interpelle Mister Jones en remuant les doigts sur un orgue invisible, je fais à la cour à Jane et je me promène sur l’Allée de la Désolation. J'avais jamais entendu une chanson aussi longue, la poésie ne m'avait semblé aussi puissante que lors de cette escapade hypnotisante, aux milles images, aux milles personnages. J’apprends à apprivoiser « From a Buick 6 » et son son strident, ses guitares qui ne caressent pas dans le sens du poil, mais qui dérangent, avec cette voix qui ne chante pas mais vous gueule dessus, vous appelle, comme sur le documentaire de Scorcese. Je déambule dans les patelins les plus paumés en essayant de déchiffrer ces textes, en m’imprégnant de tout ça, du blues de Tom Thumb. Le disque passe en boucle et je suis déstabilisé à chaque écoute, tout en me sentant de plus en plus attaché à Dylan et sa galerie de personnages, d’Ophélia et son corset de fer à la douce Melinda. Ce phrasé, cette manière de balancer les mots avec un mélange d’intensité et de nonchalance me donne des frissons, « she speaks good english and she invites you up into her room », « he looked so immaculately frightful as he bummed out a cigarette », et j’en passe. J’apprends des mots, je deviens grand.
Finalement, parler de ce disque m’a fallu plus de temps que je ne l’aurais imaginé. Mais si je vous parle de ma vie, de mon insignifiant voyage de gosse, de ma sensibilité à fleur de peau, si je vous rabâche toujours la même chose, c’est qu’encore aujourd’hui, la magie n’a pas disparu. C’est que toutes ces émotions ressentis à l’écoute d’ « Highway 61 Revisited », sur les routes bretonnes, sont restés intactes. Et que ce disque est mon album d’île déserte, mon album phare, le seul et unique album. Alors après bien sûr, il y en aura d’autres. Il y aura « Desire », « Blood on the Tracks », « Blonde On Blonde » et tout le reste, et pas que du Dylan bien entendu. Des disques inoubliables, inclassables, gravés en moi, des disques Madeleine de Proust, j’en ai un bon paquet. Mais j’ai surtout celui-ci. La plus belle et la plus intense aventure musical qui me soient tombé dessus. Plus une journée ne se passe depuis sans que Dylan soit dans mes parages.
C'était un plaisir de te lire.
Et j'ai envie de dire quand même que derrière ta sensibilité pour la musique, les mots aussi te vont bien.