Ce n’est pas Nashville Skyline mais quand même, je l’aime beaucoup moi New Morning. C’est loin d’être un Dylan que j’écoute souvent, mais je me suis attaché lentement. J’ai laissé, souvent par hasard, quelques doux souvenirs s’imprimer sur cet album, de 1970. Je reconnais qu’il est un peu inégal, que la voix de Dylan apparaît assez faible sur certains morceaux et qu’on frôle parfois le mauvais goût, mais je l’aime bien pour ses défauts et la sincérité qui s’en dégage. Même chose pour Selfportrait, très décrié, auquel je trouve pourtant un certain charme. On dirait pas comme ça, mais je sais être objectif concernant Dylan, je trouve certains de ces albums (surtout ceux des eighties) inécoutables. Mais non, décidément, New Morning est un bon compagnon.
Je me le suis procuré au printemps 2007, quelques semaines avant d’aller voir le Zim en concert pour la première fois. Tous les ans, j’ai le droit à un grand pique-nique familial à la campagne, une journée très longue. Il y a toujours un moment où je dois m’éloigner, allé me promener dans les champs alentours, sous un soleil de mars. Ce jour-là, j’avais Dylan dans les oreillettes lors de ma ballade. La terre boueuse, les rangés de maïs, l’air frais, tout cela était parfait pour savourer l’atmosphère gentiment country de If Not for You, je gueulais par-dessus la voix enraillé de Dylan. L’harmonica qui déraille, les cordes de la guitare qui sautillent, je gambadais comme un gamin, libre l’espace d’un instant. Les oiseaux volaient d’arbre en arbre, et les cigales auraient chanté pour moi s’il y avait eu des cigales (Day of the Locusts). C’était une belle journée, de parfaites conditions pour découvrir un album qui aurait pu me rendre indifférent la veille ou le lendemain.
Le mois suivant, je suis allé voir le gitan. Pas Elvis, comme dans la chanson (Went to See the Gypsy). Non, je suis allé voir Dylan. À Paris Bercy. Il était caché sous son grand chapeau, il était vieux mais beau. Il m’a récité ses classiques, comme si à chaque refrain il lâchait son dernier souffle. Je l’imaginais bien rentrer près de ses petits-enfants, dans une cabane de l’Utah, parce que c’est tout ce qui compte après tout (Sign on the Window, la plus belle du lot). Être paisible, serein, à la fin.
Plus tard, New Morning est ressorti du placard, toujours aussi poussiéreux, mais renfermant de nouvelles couleurs, celles d’un été pas toujours très heureux. Les siestes au soleil, les doits de pied en éventail, au son de Winterlude, quand tu repense à ce doux sourire qui t’a échappé. Quand tu essaie d’oublier, tu n’oublie pas. Et puisque c’est douloureux, Dylan est là. Il t’emmène dans un vieux club de jazz enfumé, te refile un cognac, te jette dans les bras d’une autre, et ça devient langoureux. Lui part dans tout les sens, improvise au piano, If Dogs Run Free, s’amuse sans en avoir l’air, et moi j’oublie, j’oublie… Et je me réveille de ma sieste au soleil, frôlant l’insolation. Bien décidé à aller de l’avant. À profiter des vacances, de l’insouciance. D’un nouveau matin. Je me lève et me jette entre les vagues, je me vide l’esprit, je suis bien…
Ma dernière rencontre avec cet album, et la plus intense, c’était au beau milieu d’une chaude nuit estivale, à Barcelone. J’avais voyagé autour de l’Europe durant six semaines, en stop, avec mon sac à dos, et le périple touchait à sa fin. Une gentille communauté d’étudiant m’avait accueilli dans leur auberge espagnole, un grand appartement dans le cœur de la ville qui ne dort jamais. Je rentrais d’une soirée sur la plage, arrosé de sangria, j’étais épuisé, je me suis écroulé sur le matelas qui me servait de lit dans le couloir. Par habitude, j’allume le petit poste radio sur l’étagère d’à côté, et je tombe par surprise sur One More Weekend suivi de The Man in Me (lalalalala…lalala). Je comprends très vite, malgré le vilain espagnol du présentateur, qu’il s’agit d’une rétrospective Dylan, et d’une diffusion en entier de l’album. J’avoue avoir pris peur au début, me disant que ça y est, Bob est mort. Tout le monde roupille, moi je reste sur mon matelas, j’enchaîne mes cigarettes et je contemple la nuit étoilée au son des Three Angels, de Father of the Night. Je suis aux anges, je m’endors.
Voilà, je pourrais faire le même exercice pour la plupart des albums de Dylan. Ou comment un album te renvoie à un tas de souvenirs, t’accompagne au fil du temps et ressurgit sans prévenir quand tu l’as oublié. C’est pas nouveau ce que je vous raconte, mais ça me surprend à chaque fois moi, le pouvoir de la musique. Et je suis certain que le regard que me lance Dylan, sur la pochette immaculée de New Morning ne cessera jamais de me poursuivre, parfois malgré moi…