Il fait froid sur le remblai, mais comme j’avais pas vu l’Océan depuis longtemps, on se ballade. Un samedi après-midi tiraillé entre printemps et hiver, entre bourrasques et éclaircies. L’heure de la rencontre approche, et alors qu’on s’engouffre dans le supermarché le plus proche pour trouver de quoi manger, on tombe une nouvelle fois sur notre héros. L’air absent, debout au milieu des surgelés. Une drôle de vision. Je cligne des yeux, il a déjà disparu.
Le VIP est caché dans un énorme fort allemand, un blockhaus datant de l’Occupation. Un lieu sinistre, transformé en chantier culturel : café-concert, expositions, programmation varié. Une affiche, discrète, annonce la venue de Turner Cody et de James Levy, sa première partie. Les deux compères new-yorkais ont décidés de s’attaquer à la Côté Française et on commencé leur tournée par Rennes, la nuit dernière. Leur escapade les mènera jusqu’à Marseille, de bars en bars, traînant derrière eux une minuscule communauté de fans, à peine renforcé par la présence du chanteur sur la bande son du film « Un Prophète ». C’est sur scène que j’avais moi-même découvert Turner Cody, en première partie d’Adam Green, deux ans plus tôt. Immédiatement conquis, j’ai lutté pour trouver ces disques et en savoir plus sur l’ancien bassiste d’Herman Düne. Je repense à tout ça, alors qu’il entre s’installer près de Romain et moi, dans le bar du VIP, où aura lieu le concert.
« Hey guys ! ». Plus décontracté que jamais, il tente de s’accouder au comptoir, manque de tomber, puis se redresse l’air de rien. Son regard vagabonde et il est tellement accessible que ça en devient intimidant. Je lance la première question. En anglais, puisqu’à part « Au Revoir », qu’il répète le temps d’une délicieuse ballade sur son nouvel album, le monsieur ne maitrise pas la langue de Brassens. Son nouvel album, parlons-en justement. « Gangbusters », sorti dans l’indifférence général, orchestré par David-Ivar et toute la bande. Turner avoue être vraiment fier de son rejeton. Son album le plus abouti, selon lui. Je vais pas le contredire, c’est un petit bijou. Quand Romain lui demande pourquoi un new-yorkais pure souche comme lui s’obstine à faire sonner ses chansons comme s’il venait tout droit du Mississippi ou de la Nouvelle Orléans, Turner se met à parler de la tradition country, de ses influences, de Hank Williams à Townes Van Zandt. Je lui demande quel est son album favori de Dylan. « Street Legal » me répond-il, sans hésitation. On continue comme ça une bonne demi-heure, Turner nous paye chacun une bière, en nous confiant son rêve de composer la musique d’un western, de son expérience raté d’étudiant, et de son amour pour la France. James Levy, le sosie d’Adam Green qui le suit partout, débarque une cigarette au bec, et nous offre son album avec timidité. On les remercie tous les deux, et comme il reste un peu de temps avant le début des festivités, on s’engouffre dans la voiture, à l’abri du vent, pour savourer les ritournelles folk de Mister Levy, à la voix suave et aux textes qui rappellent également Adam Green. Tout ce que j’aime, vous l’aurez compris.
20h et le bar se remplit peu à peu. Un public varié. Un grand gaillard arborant une barbe ZZ Top, traînant un gamin portant un blouson de motard. De jolies filles du genre qu’on croise à un concert de Belle & Sebastian. Des habitués pour qui la country-folk commence et s’arrête à Charlie Winston. Sans prévenir, James Levy traverse la salle et monte sur la petite scène à peine éclairé par deux néons, et sans plus d’introduction, se lance dans sa première chanson. Une complainte classique d’un pauvre gars qui veut récupérer une fille trop bien pour lui. Sa setlist défile et je suis à chaque fois conquis par cette voix grave, qui monte très haut sans jamais avoir à se forcer et touche ma fibre émotive. Ces textes sont parfois un peu couillons, souvent beaux à pleurer. En toute simplicité. Il balance quelques mots timides, doit réaccorder sa guitare, se marre tout seul et sourit comme un con, avec sa gueule de con. N’empêche que derrière ce manque de charisme, se cache un vrai songwriter, un type sincère qui nous balance chaque chanson comme si c’était la dernière. J’ai un peu l’impression de voir un chanteur folk du Greenwich Village, au Café Wha ?, au début des sixties. J’ai un peu l’impression d’assister aux débuts de Bob Dylan. S’il sort un peu de sa coquille, James Levy pourrait aller loin. Il disparaît aussi discrétement qu’il est apparu, retourne s’assoir au fond de la salle sous quelques applaudissements, tandis que Romain et moi sourions, heureux d’avoir trouvé un nouveau chouchou.
Quelqu’un sort Turner Cody de sa bière, il attrape alors sa guitare et monte lui aussi sur scène. Attaque direct avec le premier titre de « Gangbusters », transformé en blues furieux. Le barde parcourt les cordes de son instrument en se balançant d’avant en arrière, dans une sorte de transe, comme si ces morceaux à la sauce Nouvelle-Orléans l’avaient changés en sorcier vaudou. « Back in the Land of the Living » sonne comme une incantation mais ne semble pas hypnotiser la salle, peu communicatif. Histoire de dérider un peu son public, Turner raconte quelques conneries. Sa première visite à Paris, où un type louche l’avait embauché pour tourner dans une pub. Le tournage avait lieu à Marseille, Turner raconte que partir au soleil pour embrasser une figurante dans une pub et être payé pour ce plaisir l’avait enchanté ! Puis il enchaîne ses nouveaux titres les uns après les autres, de la sautillante « When We Go » à la complainte « Lost As Lost Can Be », les yeux fermés, un peu ailleurs, mais débordant de talent. Ouvrant parfois une paupière pour scruter son audience et esquisser un sourire. « Crying in my Whiskey », sa chanson country la plus cliché, parlant de liqueur et de Mississippi, on lui a demandé lors de l’interview, parce qu’avec Romain, on l’aime beaucoup. Alors il la chante avec tendresse et parvient un peu à réveiller les spectateurs, qui l’envisagent plus comme un agréable bruit de fond que comme un artiste. Nous ne perdons pas une miette du spectacle, qui s’achève sur « Au Revoir », la cerise sur le gâteau. Il y aura tout de même un rappel, histoire de finir sa conso, et Turner maltraite sa guitare le temps de deux morceaux. Quand son jack se décroche, il s’agenouille, et ne lâche quasiment pas son instrument pour le rebrancher. Le barde country s’est transformé sur scène en apprenti bluesman appliqué. Le public l’a écouté d’une oreille distraite, moi j’étais encore une fois sous le charme, avalant chaque mot, chaque note avec un plaisir non contenu.
En sortant, je m’arrête au stand et achète le 45 tours de « Gangbusters ». Turner me demande si j’ai apprécié « Crying in my Whiskey », je lui dit que j’ai adoré le concert en général. Romain me rejoint, il nous salue, avec une solide poignée de main, on aperçoit James Levy sourire dans son coin. Il promet de revenir et on le laisse, comme on se sépare d’un vieux pote. Pendant son set, Turner expliquait au public qu’il aimerait vivre ici, au bord de l’Atlantique, et venir chanter ses chansons toutes les semaines dans ce genre de bar. Ce serait parfait en effet, et je serais au rendez-vous.
Il fait nuit, le vent souffle toujours, mais on marche au bord de l’eau, un sourire aux lèvres, sifflotant un air de country, bien décidés à suivre Turner Cody pour la vie. Deux vagabonds qui repartiront demain leur guitare sur le dos, avec pour seule raison de vivre un amour commun de la tradition country folk et des belles chansons d'amour.
Le blog de Turner Cody : http://www.myspace.com/misterturnercody
Le blog de James Levy : http://www.myspace.com/levy